L’une des principales raisons pour laquelle on commence à pratiquer le Taiji Quan est son impact positif sur la santé. De nombreux médecins conseillent de nos jours cette pratique à leurs patients, et si vous posez la question à quelqu’un qui pratique cette activité depuis deux ou trois ans, de savoir ce qu’il en retire, la réponse sera presque tout le temps que cela lui apporte beaucoup sur le plan du bien-être et de la santé.
On s’oriente également souvent vers les arts martiaux pour se renforcer physiquement, parce que nous prenons conscience de notre fragilité. Personnellement, dans les années 80, mon existence s’était éloignée de mes aspirations profondes et j’ai ressenti le besoin de me renforcer sur le plan martial ainsi que de me développer sur le plan spirituel. Peut-être s’agissait-il de l’influence de la série Kung Fu, avec David Karradine, que j’aimais regarder à l’âge de 12-13 ans, mais il me semblait que tout art martial digne de ce nom devait être lié à une forme de spiritualité. J’ai été particulièrement attiré par l’Aikido ainsi que par l’art martial interne qu’est le Taiji Quan, et je me suis décidé à suivre l’enseignement du premier maître digne de ce nom de l’une de ces deux disciplines que je rencontrerais…
Dans The Way of the warrior, « La philosophie du Karaté d’Okinawa », Howard Reid et Michael Coucher rapportent une des histoires que les maîtres karateka de ce lieu racontent volontiers :
Un pauvre pêcheur, lors de l’occupation japonaise, avait emprunté de l’argent à un samurai japonais. Le jour du remboursement arriva et le pêcheur n’avait rien à offrir. Le samurai, plein de rage, sortit son épée à la lame effilée. Comme il se préparait à lui porter au sol un coup fatal, le pauvre homme s’écria :
-Avant de me tuer, laisse-moi te dire que je viens de commencer d’étudier l’art de la main vide, et la première chose que l’on m’a enseignée est de « ne jamais frapper emporté par la colère ».
Le samurai resta bouche bée. Il était tellement surpris par ces paroles qu’il libéra le pêcheur aussitôt.
La nuit était tombée quand le samurai rentra chez lui. Il aperçut un rai de lumière provenant de la porte de sa chambre. Il s’approcha sur la pointe des pieds de la pièce et jeta un œil derrière la porte : il découvrit sa femme, déjà couchée, mais horreur, un autre samurai était couché à ses côtés ! Tirant son sabre, il se préparait à attaquer l’intrus quand il se remémora les paroles du pêcheur « si tu attaques, que ce ne soit jamais guidé par la colère. Si tu es furieux, n’attaque pas. » Il quitta la pièce et revint en s’annonçant bruyamment. Son épouse sortit alors pour l’accueillir, suivie de la mère du samurai, revêtue d’habits masculins. Celle-ci expliqua qu’elle s’était déguisée en homme pour effrayer et faire fuir d’éventuels voleurs.
L’année suivante, le pêcheur visita le samurai, avec l’argent de sa dette.
– Garde cet argent, dit le samurai, c’est moi qui te suis redevable, et non pas l’inverse.
In The Way of the warrior, « La philosophie du Karaté d’Okinawa », Howard Reid et Michael Coucher
(humble traduction)
L’histoire du Taiji est souvent présentée de manière légendaire, un ermite taoïste, Zhang SanFeng, qui aurait vécu à l’époque des « Song du sud » (1127-1279), aurait compris la suprématie de la souplesse sur la rigidité en observant le combat d’une pie et d’un serpent. Selon d’autres sources, la création du Taiji remonterait à l’époque des « six dynasties » (265-589). Il y a donc beaucoup d’incertitudes… Même la création des différentes « formes » du TaijiQuan, chacune liée aux différents styles et à différents maîtres, reste assez floue et ne remonte semble-t-il qu’aux années 1930, alors que la pratique de cet art est attestée par des témoignages du XVIème siècle et par des traces écrites remontant à deux mille ans.
Mon maître, le Docteur Shen Hongxun, était un homme d’une grande sagesse, d’une grande intégrité et avait une vaste et profonde connaissance du Taiji. Son rayonnement était tel qu’il avait, dans de nombreux pays, de très nombreux étudiants, parmi lesquels j’ai eu plaisir à rencontrer certaines belles personnalités. Comme nous étions, pour la plupart, assoiffés de maîtriser diverses « formes » du Taiji, il répétait souvent que le Taiji était « sans forme », sans doute pour nous éviter de tomber dans le piège d’une pratique routinière et d’une gymnastique vide de sens. Il citait parfois cet ancien poème chinois :
Invisible et sans forme,
Tout entier transparent et vide,
Tel le grand rocher au milieu des airs sur la montagne de l’Ouest,
Offre-toi à la nature.
Comme un tigre rugissant, un singe criard, l’eau claire, une calme rivière,
Comme le torrent ou l’Océan, déchaînés,
Fais un tour sur toi-même
Et prends pied dans une nouvelle vie.
Poème cité par le Dr Shen Hongxun dans son livre, Taiji 37 (1996)
(humble traduction)
Les chemins de la sagesse sont variés. Avant de rencontrer le Dr Shen Hongxun et de m’intéresser au Taiji en développant une pratique personnelle, j’ai étudié quelques traditions, parmi lesquelles le soufisme, grâce à un ami qui était pareillement disposé et qui m’avait conseillé certaines lectures, notamment les œuvres d’Idries Shah (La Caravane des rêves, La Sagesse des idiots, etc.). Je ne résiste pas au plaisir de vous proposer, à titre d’exemple, la lecture de sept de ces « histoires-enseignements ». Les commentaires à la fin des histoires sont d’Idries Shah :
Les Fruits du paradis
Un jour, une femme qui avait entendu parler des fruits du paradis, demanda à un derviche appelé Sabar :
– Que dois-je faire pour trouver les fruits du paradis, afin d’atteindre la connaissance ?
– Ce que tu as de mieux à faire, répondit le derviche, c’est d’étudier avec moi, sinon il te faudra courir le monde.
Elle le quitta et alla frapper à la porte d’Arif « le connaissant ». Puis elle rencontra Akim « le sage », et Majzoub « le fou », et Alim « le savant », et bien d’autres encore…
Elle chercha ainsi pendant trente ans.
Un jour, enfin, elle entra dans un jardin et vit l’Arbre du paradis : ses branches portaient des fruits éclatants.
Un homme se tenait près de l’Arbre. Elle reconnut Sabar.
– Pourquoi ne m’as-tu pas dit, quand je t’ai rencontré, que tu étais le Gardien des fruits du paradis ?
– Tu ne m’aurais pas cru alors. D’autre part, sache que l’Arbre ne donne des fruits qu’une fois tous les trente ans et trente jours.
In Sagesse des idiots, Idries Shah
Le Danger n’a pas de favoris
Une dame amena son jeune fils à l’école du Mulla.
– Il se conduit très mal, expliqua-t-elle, je veux que vous lui fassiez peur.
Le Mulla prit une pose menaçante. Ses yeux flamboyèrent, tout son visage s’anima. Il fit plusieurs bonds, puis, soudain, il se rua hors du bâtiment. La femme s’évanouit.
Lorsqu’elle revint à elle, elle attendit le Mulla. Il rentra enfin, à pas lents, le visage grave.
– Je vous avais demandé de faire peur à mon fils, pas à moi !
– Chère madame, dit le Mulla, n’avez-vous pas remarqué combien je me suis fait peur à moi-même ? Quand le danger menace, il menace tout le monde pareillement.
In Les Exploits de l’incomparable Mulla Nasrudin, Idries Shah
La Parabole des trois domaines
Considérons trois choses, par exemple : le blé dans le champ, l’eau dans le ruisseau et le sel dans la mine. C’est là la condition de l’homme naturel : c’est un être qui est à la fois complet par certains côtés et qui possède par ailleurs d’autres pouvoirs et d’autres fonctions.
Chacun de ces trois éléments est ici représentatif de substances en état de potentialité. Elles peuvent rester comme elles sont ou bien les circonstances (et, dans le cas de l’homme, l’effort) peuvent les transformer.
C’est la condition du Premier Domaine, ou état de l’homme.
Dans le Second Domaine, cependant, nous sommes en présence d’une phase où quelque chose de plus peut être fait. Le blé, grâce à l’effort et à la connaissance est moissonné et moulu en farine. L’eau est recueillie et emmagasinée pour un usage ultérieur. Le sel est extrait et raffiné. L’activité de ce Domaine est différente de celle du premier qui est celui de la seule croissance. Dans le Second Domaine, la connaissance accumulée entre en jeu.
Le Troisième Domaine prend naissance seulement lorsque les trois ingrédients, en proportion et quantité correctes, sont rassemblés en un certain lieu, à un certain moment. Le sel, l’eau et la farine sont mélangés et travaillés pour constituer une pâte. Quand le levain est apporté, un élément vivant vient s’y ajouter. Et le four est préparé pour la cuisson du pain. Cette dernière dépend tout autant du « tour de main » que de la connaissance accumulée.
Chaque élément, quel qu’il soit, se comportera conformément à la situation où il se trouve placé. Et cette situation, c’est le Domaine où il est jeté. Si l’objectif est le pain, pourquoi parler de l’extraction du sel ?
***
Cette histoire dont l’origine remonte aux Soufis Sarmoun fait écho à ce qu’enseigne Ghazali- à savoir que « l’ignorant ne peut concevoir les connaissances du philosophe, pas plus que celui-ci ne peut se faire une idée juste de la connaissance de l’Illuminé. »
Elle fait aussi ressortir ce que pensent les derviches des écoles philosophiques, métaphysiques et religieuses traditionalistes : ces écoles continuent à « moudre de la farine » et ne peuvent progresser plus avant parce qu’il leur manque la présence d’hommes doués de vision intérieure, qui ne se manifestent que rarement.
In Contes derviches, Idries Shah
L’homme qui marchait sur l’eau
Un jour, un derviche à l’esprit conventionnel, produit d’une école religieuse austère, se promenait le long d’un cours d’eau, entièrement absorbé par des problèmes théologiques et moraux à quoi se réduisait l’enseignement soufi dispensé par la communauté à laquelle il appartenait. Pour lui, la religion émotionnelle équivalait à la recherche de la Vérité ultime.
Il poursuivait sa médition lorsqu’un grand cri vint rompre le fil de ses pensées : quelqu’un était en train de répéter l’appel derviche. « C’est sans valeur, trancha-t-il, car cet homme prononce mal les syllabes sacrées. Au lieu de psalmodier YA HOU , il fait OU YA HOU… »
Il considéra alors qu’il était de son devoir- lui qui avait étudié avec zèle- de corriger ce malheureux qui n’avait sans doute pas eu la chance d’être correctement guidé et qui faisait donc de son mieux pour entrer en résonnance avec l’idée derrière les sons.
Il loua une barque et rama en direction de l’île d’où semblait provenir la voix.
Dans une hutte de roseaux, il découvrit un homme revêtu de la robe derviche, assis à même le sol, et qui se balançait au rythme de la répétition de la formule initiatique. « Mon ami, lui dit-il, tu prononces mal les mots. Il m’incombe de te le dire car il est méritoire de donner un conseil et tout aussi méritoire de prendre conseil. Voici comment tu dois les prononcer. » Et il le lui dit.
« Merci », fit l’autre avec humilité.
Le premier derviche remonta dans sa barque très satisfait d’avoir fait une bonne action. Après tout, n’est-il pas dit que l’homme qui parvient à répéter correctement la formule sacrée possède même le pouvoir de marcher sur les eaux. Le derviche n’avait jamais vu personne accomplir pareil exploit, mais il avait toujours espéré, pour une raison ou pour une autre, en être capable un jour.
De la hutte de roseaux ne venait plus aucun bruit ; il était sûr cependant que la leçon avait porté.
C’est alors qu’il entendit un OU YA hésitant : le derviche de l’île se mettait une fois encore à répéter la formule à sa manière…
Le premier derviche était abîmé dans ses réflexions, méditant sur la perversité des hommes et leur entêtement à demeurer dans l’erreur, lorsque ses yeux découvrirent un étrange spectacle : le derviche de la hutte avait quitté son île et s’avançait vers lui, en marchant à la surface de l’eau…
Stupéfait, il s’arrêta de ramer. L’autre l’aborda avec ces mots : »Frère, pardonne-moi de t’importuner mais je suis venu te demander de bien vouloir encore une fois m’indiquer la méthode classique de répétition dont tu m’as parlé, car j’ai du mal à m’en souvenir. »
***
On ne peut reproduire en anglais ou en français qu’une seule des gammes de signification de ce conte ; les versions arabes utilisent en général des mots de même prononciation mais de sens différent, des homonymes, pour indiquer qu’il s’agit d’un artefact conçu pour entraîner la conscience à un niveau plus profond-ceci en plus de sa morale superficielle.
Cette histoire se trouve dans la littérature orientale populaire. On la trouve aussi dans des manuscrits derviches dont certains sont très anciens.
Cette version provient de l’Ordre Asaaseen (« essentiel », « originel »), du Proche et du Moyen-Orient.
In Idries Shah, Contes Derviches
Les trois anneaux ornés de joyaux
Il était une fois un homme sage et très riche qui avait un fils. « Mon fils, lui dit-il, voici un anneau orné de joyaux. Garde-le comme preuve que tu es mon successeur et transmets-le à ta postérité. C’est un anneau de grande valeur et il a aussi le pouvoir d’ouvrir une porte qui donne accès à la richesse. »
Quelques années plus tard, il eut un autre fils. Quand il eut atteint l’âge requis, le sage lui donna un anneau avec les mêmes recommandations.
La même chose se répéta pour son troisième et dernier fils.
Lorsque l’ancien fut mort et que ses fils eurent grandi, ils revendiquèrent, l’un après l’autre, la primauté en vertu de l’anneau qu’ils détenaient. Personne ne pouvait dire avec certitude laquelle de ces trois bagues était la plus précieuse.
Ils firent tous les trois des adeptes et chaque groupe proclamait bien haut que son anneau était supérieur aux deux autres en prix et en beauté.
Mais, chose curieuse, la « porte de la richesse » restait close pour les possesseurs des clés aussi bien que pour leurs plus proches partisans. Ils étaient tous bien trop préoccupés par la question de leur primauté, par la possession de l’anneau, sa valeur et son apparence.
Rares furent ceux qui cherchèrent la porte de l’Ancien.
Ces anneaux avaient aussi une propriété magique. Bien que ce fussent des clés, il n’était pas nécessaire de les utiliser directement pour ouvrir la porte du trésor : il suffisait de les regarder sans argumenter ou sans trop s’attacher à l’une ou l’autre de leurs qualités. Alors, ceux qui les avaient ainsi examinés pouvaient dire où se trouvait le trésor et l’ouvrir en reproduisant le contour de l’anneau. Ces richesses avaient une autre propriété encore : elles étaient inépuisables.
Pendant ce temps, les partisans de chacun de ces trois anneaux répétaient avec des variantes ce qu’avait dit leur ancêtre des qualités de l’anneau.
Les membres de la première communauté croyaient avoir déjà trouvé le trésor.
Ceux de la deuxième pensaient qu’il s’agissait d’une simple allégorie.
Les membres de la troisième communauté repoussaient la possibilité de l’ouverture de la porte dans un futur lointain et vaguement imaginé.
***
On trouve ce conte, dont certain supposent qu’il fait allusion aux trois religions juive, chrétienne et islamique, dans la Gesta Romanorum et dans le Decameron de Boccace, mais sous des formes légèrement différentes. La version présentée ici fut donnée par un des maîtres soufi suhrawardis en réponse à une question sur les mérites relatifs des différentes religions. Certains commentateurs y ont vu l’origine du Conte de la baignoire de Swift.
Il est connu aussi comme la « Déclaration du Guide du Royal Secret ».
In Idries Shah, Contes Derviches
L’homme à la vie inexplicable
Il était une fois un homme nommé Mojoud qui vivait dans une ville où il occupait un poste de petit fonctionnaire. Il avait toutes les chances de finir un jour comme Inspecteur des Poids et Mesures.
Un jour, alors qu’il se promenait près de chez lui, dans les jardins d’un ancien édifice, Khidr- le mystérieux guide des Soufis- lui apparut, drapé dans un manteau vert étincelant. Khidr lui dit : « Homme au brillant avenir ! Quitte ton travail. Je te donne rendez-vous dans trois jours au bord de la rivière. » Et il s’évanouit.
Tout tremblant, Mojoud vint trouver son supérieur et lui annonça qu’il lui fallait partir. Très vite, la nouvelle se répandit dans la ville. Chacun s’exclamait : « Pauvre Mojoud ! Il est devenu fou ! » Mais comme il y avait de nombreux candidats sur les rangs pour son poste, ils eurent vite fait de l’oublier.
Au jour convenu, Mojoud rencontra Khidr qui lui dit : « Déchire tes vêtements et jette-toi dans la rivière. Peut-être quelqu’un te sauvera-t-il. »
Mojoud obéit, tout en se demandant s’il n’était pas devenu fou.
Comme il savait nager, il ne se noya pas mais il alla à la dérive sur une très longue distance avant d’être tiré de l’eau par un pêcheur qui le prit dans sa barque : « Homme insensé ! s’écria le pêcheur ; le courant est fort par ici. Mais diable, que fais-tu ? »
– En vérité, je ne sais pas, répondit Mojoud.
-Tu es fou ! dit le pêcheur ; je vais t’héberger malgré tout dans ma hutte de roseau, là-bas, au bord de la rivière, et nous verrons alors ce que je peux faire pour toi. »
Quand il se rendit compte que Mojoud savait bien parler, il apprit avec lui à lire et à écrire. En échange, le pêcheur pourvut à la subsistance de Mojoud qui l’aida dans son travail. Au bout de quelques mois, Khidr apparut de nouveau, cette fois au pied du lit de Mojoud et il lui dit : « Lève-toi maintenant et quitte ce pêcheur. Tu ne manqueras de rien. »
Mojoud quitta aussitôt la hutte, vêtu comme un pêcheur, et il alla à l’aventure jusqu’à ce qu’il arrive sur une grande route. Comme l’aube se levait, il vit un fermier monté sur un âne qui allait au marché. « Cherches-tu du travail ? lui demanda le fermier. Parce que j’ai besoin d’un homme pour m’aider à rapporter quelques achats. »
Mojoud le suivit. Il travailla au service du fermier pendant près de deux ans pendant lesquels il apprit beaucoup sur l’agriculture mais presque rien par ailleurs.
Un après-midi, alors qu’il était en train de mettre de la laine en balles, Khidr lui apparut : »Quitte ce travail, marche jusqu’à la ville de Mossoul et avec tes économies installe-toi comme pelletier. »
Mojoud obéit.
A Mossoul, il devint bientôt un pelletier réputé et trois ans s’écoulèrent pendant lesquels il exerça son métier sans jamais revoir Khidr. Il avait mis de côté une somme d’argent assez considérable et projetait d’acheter une maison lorsque Khidr lui apparut et lui dit : « Donne-moi ton argent, quitte cette ville et mets-toi en route pour la lointaine Samarcande où tu travailleras pour le compte d’un épicier. » C’est ce que fit Mojoud.
Bientôt, il commença à manifester les signes indubitables de l’illumination. Il guérissait les malades, prodiguait soins et conseils tant à la boutique que durant ses moments de loisir. Sa connaissance des mystères s’approfondissait chaque jour davantage.
Des clercs, des philosophes et bien d’autres encore venaient lui rendre visite et l’interrogeaient : « Avec qui as-tu étudié ?
-C’est difficile à dire, répondait Mojoud .»
Ses disciples lui demandaient : » Comment as-tu débuté dans la vie ?
– Comme simple fonctionnaire.
-Et tu as abandonné ton travail pour te livrer à la mortification ?
-Non, j’ai abandonné mon travail, tout simplement. »
Ils ne comprenaient pas.
D’autres l’approchèrent qui voulaient écrire l’histoire de sa vie.
« Qu’as-tu fait dans la vie ? lui demandèrent-ils.
-J’ai sauté dans une rivière, je suis devenu pêcheur puis j’ai quitté la hutte de roseau au beau milieu de la nuit. Après quoi, je suis devenu valet de ferme. Tandis que je mettais la laine en balles, j’ai changé mes plans et je suis parti pour Mossoul où je suis devenu pelletier. Là, j’ai pu mettre de l’argent de côté mais je l’ai donné finalement. Puis je me suis rendu à pied à Samarcande où je suis entré au service d’un épicier. Et c’est ici que je me trouve maintenant.
-Mais ce comportement inexplicable n’éclaire en rien tes dons étranges et ta conduite exemplaire, dirent les biographes.
-C’est vrai, répondit Mojoud.
Et c’est ainsi que les biographes fabriquèrent de toutes pièces un récit prodigieux et passionnant, parce que tous les saints doivent avoir leur hagiographie et elle doit être conforme aux appétits de l’auditoire et non aux réalités de la vie.
Et personne n’a le droit de parler de Khidr directement. C’est pourquoi cette histoire n’est pas vraie. C’est la représentation d’une vie. C’est la vie réelle de l’un des plus grands Soufis.
***
Le Sheikh Ali Farmhadi (mort en 1078) soulignait l’importance de cette histoire qui illustre ce que croient les Soufis : le « monde invisible » interpénètre à tous moments, et en différents lieux, la réalité ordinaire.
Ce que nous prenons pour inexplicable est en réalité dû à cette intervention. De plus, les gens ne reconnaissent pas la participation de ce « monde » dans le nôtre parce qu’ils croient connaître la cause réelle des événements. En fait, ils ne la connaissent pas. Ce n’est que lorsqu’ils parviennent à garder présente à l’esprit la possibilité d’une autre dimension qui affecte parfois les expériences ordinaires, que cette dimension peut leur devenir accessible.
Le Sheikh est le dixième Sheikh et maître enseignant des Khwajagan (« maîtres ») qui prirent par la suite le nom de Naqshbandis.
In Idries Shah, Contes Derviches
Sagesse à vendre
Un homme qui portait le nom de Saifulmuluk avait consacré la moitié de sa vie à la recherche de la vérité. Il avait lu pratiquement tous les livres qui traitaient de l’ancienne sagesse. Il avait voyagé dans tous les pays, connus et inconnus, pour entendre ce que les maîtres spirituels avaient à dire. Ses journées il les passait à travailler et ses nuits à contempler les Grands Mystères.
Un jour, il entendit parler d’un autre maître encore, le grand poète Ansari qui vivait dans la ville de Herat. Il se mit en route pour aller voir le sage et lorsqu’il fut arrivé, il vit, écrit sur la porte, un étrange avis contraire à son attente : « Ici, l’on vend la connaissance. »
« Ce doit être une erreur, pensa-t-il, ou bien une tentative délibérée de dissuader les simples curieux car je n’ai encore jamais entendu dire que la connaissance pût être achetée ou vendue. » Et il entra.
Assis dans la cour intérieure, courbé par le poids des ans, se tenait Ansari en personne occupé à écrire un poème. « Es-tu venu pour acheter la connaissance, lui lança-t-il ?» Saifulmuluk hocha la tête. Ansari lui demanda alors de donner tout l’argent qu’il possédait. Saifulmuluk vida sa bourse. Sa fortune s’élevait en tout et pour tout à cent pièces d’argent.
« Pour cette somme, dit Ansari, tu peux obtenir trois conseils.
-Que veux-tu dire demanda Saifulmuluk ? Comment un homme comme toi, qui s’est voué à la sagesse, peut-il avoir besoin d’argent ?
-Nous vivons dans le monde, environnés de réalités matérielles, dit le sage, et la connaissance que j’ai m’impose des responsabilités nouvelles et importantes. Parce que je connais certaines choses que les autres ignorent, il me faut entre autre dépenser de l’argent pour servir, là où un mot gentil, ou l’exercice de la « baraka », ne sont pas indiqués.
Il prit les pièces et regarda Saifulmuluk : « Ecoute bien. Le premier conseil est celui-ci : « Un petit nuage est source de danger.»
-Mais est-ce là la connaissance, s’étonna Saifulmuluk ? Cela ne m’apprend pas grand-chose, me semble-t-il, quant à la nature de la vérité ultime ou quant à la place de l’homme dans l’univers.
-Si tu dois m’interrompre, dit le sage, tu peux reprendre ton argent et t’en aller. A quoi bon connaître la place de l’homme dans l’univers si cet homme est mort ? »
Saifulmuluk se tut et attendit le conseil suivant.
« Et voici le deuxième conseil, reprit Ansari : Si tu peux trouver en un même lieu un oiseau, un chat et un chien, prends les avec toi et occupe t’en jusqu’à la fin. »
« Curieux conseil, pensa Saifulmuluk, mais peut-être a-t-il une signification métaphysique cachée qui me deviendra claire si je médite dessus assez longtemps. »
Aussi garda-t-il le silence jusqu’à ce que le sage eût délivré le dernier conseil.
« Quand tu auras fait l’expérience de certaines choses qui te sembleront n’avoir aucun rapport avec ce que tu cherches, et si tu as tenu compte du conseil précédent, alors, et alors seulement,un porte s’ouvrira pour toi. Entre par cette porte. »
Saifulmuluk aurait bien voulu rester près de ce sage déconcertant mais Asari le renvoya assez brutalement.
Il reprit donc ses pérégrinations, entra au Cachemire où il étudia avec un maître puis entreprit de traverser à nouveau l’Asie Centrale. C’est ainsi qu’il arriva sur la place du marché de Boukhara le jour même où s’y tenait une vente aux enchères. Il vit un homme emporter un chat, un oiseau et un chien qu’il venait juste d’acquérir. « Si je ne m’étais pas tant attardé au Cachemire, pensa Saifulmuluk, j’aurais pu acheter ces animaux qui font certainement partie de mon destin. »
Puis il commença à s’inquiéter parce que s’il avait bien vu l’oiseau, le chat et le chien, il n’avait pas encore aperçu le petit nuage. Tout semblait aller de travers. La seule chose qui le conforta fut de relire un de ses carnets où il avait noté, et oublié, cette sentence d’un sage ancien : « Les événements arrivent en chaîne. L’homme s’imagine qu’ils s’enchaînent selon un certain ordre. Mais il s’agit parfois d’un autre ordre de succession. »
Il réalisa alors que bien que les animaux eussent été vendus aux enchères, Ansari ne lui avait jamais dit de les acheter dans une vente aux enchères. Il ne s’était pas rappelé les termes exacts du deuxième conseil : »Si tu peux trouver en un même lieu un oiseau, un chat et un chien, prends les avec toi et occupe t’en jusqu’à la fin. »
Aussi se mit-il en quête de l’acheteur pour savoir si les animaux étaient toujours « en un même lieu ».
Après bien des recherches, il finit par apprendre que l’homme en question s’appelait Ashikikhuda et qu’il n’avait acheté ces animaux que pour leur épargner le tourment de rester confinés dans la salle des ventes où ils étaient déjà enfermés depuis plusieurs semaines, dans l’attente d’un acheteur. Ils étaient toujours « en un même lieu » et Ashikikhuda fut ravi de pouvoir les vendre à Saifulmuluk.
Celui-ci s’installa à Boukhara : avec ses animaux, il ne lui était plus possible de continuer à voyager. Il sortait chaque jour travailler dans une filature de laine et rentrait le soir, rapportant à ses bêtes la nourriture qu’il avait achetée avec son salaire de la journée. Trois ans s’écoulèrent ainsi.
Un jour, alors qu’il était désormais un maître fileur respecté de la communauté, il décida d’aller faire une promenade dans les environs de la ville et il aperçut quelque chose qui ressemblait à un petit nuage planer presque sur l’horizon. Ce nuage était si insolite que sa mémoire en fut soudain rafraîchie. Et le premier conseil lui revint à l’esprit :
« Un petit nuage est signe de danger. »
Saifulmuluk rentra immédiatement chez lui, rassembla tout son monde et s’enfuit vers l’Ouest. Quand il arriva à Ispahan, il était presque sans le sou. Il apprit quelques jours plus tard que le nuage qu’il avait vu était un nuage de poussière soulevé par une horde de conquérants qui avait mis Boukhara à sac et massacré ses habitants.
Alors il se rappela les paroles d’Ansari : « A quoi sert de connaître la place de l’homme dans l’univers si cet homme est mort ? »
Les natifs d’Hispahan n’aimaient pas particulièrement les animaux. Les fileurs et les étrangers encore moins. Saifulmuluk fut bientôt réduit à la plus extrême pauvreté. Il se jeta à terre en criant : « Ô Chaîne des Saints ! Ô Vous qui avez été changés ! Venez à mon secours car j’en suis au point où mes propres efforts ne me procurent plus de quoi subsister et mes animaux souffrent de la faim et de la soif. »
Comme il gisait sur le sol, entre la veille et le sommeil, l’estomac rongé par la faim, et résigné à se laisser guider par son destin, il vit aussi clairement qu’un objet en plein jour l’image d’un anneau d’or serti d’une pierre aux couleurs changeantes ; elle flamboyait, embrasée comme la mer phosphorescente, et de ses profondeurs émanaient des lueurs vertes.
Une voix, ou ce qui semblait être une voix, lui dit : « C’est la couronne d’or des siècles, le Samir de vérité, l’Anneau même du Roi Salomon, le fils de David – la paix soit sur son nom – dont les secrets doivent être gardés. »
Il regarda autour de lui et vit l’anneau rouler dans une fissure du sol. Il lui sembla être au bord d’un ruisseau, sous un arbre, près d’un rocher rond à la forme étrange.
Au petit jour, reposé et moins tenaillé par la faim, Saifulmuluk se mit à errer aux abords d’Hispahan. Et, comme il s’y attendait presque sans pouvoir s’expliquer pourquoi, il découvrit le ruisseau, l’arbre et le rocher. Sous la pierre, se dissimulait une fissure. Il y glissa une branche et en sortit l’anneau qu’il avait déjà vu dans les circonstances singulières que l’on vient de décrire.
Tout en lavant l’anneau dans le cours d’eau, Saifulmuluk s’exclama : « Si c’est vraiment l’Anneau du Grand Salomon – le Salut soit sur lui -, accorde-moi, Esprit de l’Anneau, la juste fin de mes difficultés. »
Alors, la terre fut comme ébranlée, et une voix retentit, tel un tourbillon à ses oreilles : « A travers les siècles, bon Saifulmuluk, nous te souhaitons la paix. Tu es l’héritier de la puissance de Salomon, fils de David – la paix soit avec lui – Maître des Djinns et des Hommes. Je suis l’esclave de l’anneau. Je suis à tes ordres, ô Maître Saifulmuluk !
-Amène mes animaux jusqu’ici et apporte-leur de la nourriture, dit immédiatement Saifulmuluk, sans oublier d’ajouter : Par le Grand Nom et au Nom de Salomon, notre Maître, Commandeur des Djinns et des Hommes, sur lui le Salut ! »
Il avait à peine achevé de prononcer ces mots que les animaux étaient là et chacun avait devant lui sa nourriture préférée.
Alors, il frotta l’anneau et l’Esprit de l’Anneau lui parla encore. C’était comme un rugissement à ses oreilles : « Donne-moi tes ordres, et quel que soit ton désir, il sera exaucé, à l’exception de ce qui ne peut être exaucé, Maître de l’Anneau.
-Dis-moi, au nom de Salomon – la paix soit sur lui ! – est-ce la fin ? Car sur l’ordre de mon propre maître, le Khoja Ansar de Herat, je dois veiller au bien-être de mes compagnons jusqu’à la fin.
-Non, répondit l’Esprit, ce n’est pas la fin. »
Saifulmuluk demeura en ce lieu et demanda eu Djinn d’y construire une petite maison et un abri pour le chat, le chien et l’oiseau ; et il passa le plus clair de son temps en leur compagnie. Chaque jour, le Djinn apportait de quoi subvenir à leurs besoins, et les passants s’émerveillaient de la sainteté de Saif-Baba, « père Saif » comme ils appelaient « celui qui vivait de rien entouré d’animaux sauvages qu’il avait apprivoisés. »
Saif-Baba étudiait les notes qu’il avait prises au cours de ses voyages et contemplait ses expériences. Le reste du temps, il observait ses trois animaux et étudiait leurs manifestations. Chacun réagissait à sa manière à ses incitations. Il encourageait leurs qualités et décourageait leurs défauts et ne se lassait pas de leur parler du grand Khoja Ansar et des Trois Conseils.
De temps en temps, de saints personnages venaient à passer qui l’invitaient fréquemment à venir discuter avec eux ou bien à étudier la Voie particulière qu’ils suivaient. Mais il refusait : « J’ai une tâche à accomplir que m’a donnée mon maître, disait-il simplement. »
Un jour, il eut la surprise d’entendre le chat lui parler dans un langage qu’il comprenait : » Maître, disait le chat, tu as une tâche et tu dois la mener à bien. Mais cela ne t’étonne-t-il pas que le moment que tu appelles « la fin » ne sois pas encore venu ?
-Non, en vérité, cela ne m’étonne pas, répondit Saif-Baba, parce que, autant que je sache, cela pourrait bien encore durer cent ans.
-C’est là où tu te trompes, dit l’oiseau, qui s’était mis à parler lui aussi, car tu n’as pas appris ce que tu aurais pu apprendre des différents voyageurs qui sont passés par là. Parce qu’ils te semblent tous différents – de même que nous, animaux, nous te paraissons différents les uns des autres – tu ne vois pas qu’ils ont tous été envoyés par la source de ton enseignement, par Khoja Ansar lui-même, et qu’ils viennent se rendre compte si tu as acquis assez de compréhension et de discernement pour les suivre.
-Si c’est vrai, dit Saif-Baba, ce que je ne crois pas un instant, pouvez-vous m’expliquer comment il est possible qu’un simple chat et un moineau minuscule puissent me dire ce que moi, qui ai pourtant bénéficié d’interventions miraculeuses, je ne suis pas capable de voir ?
-C’est simple, firent-ils tous les deux d’une même voix. Tu t’es tellement accoutumé à ne regarder les choses que d’une seule manière que tes défauts sont visibles même à l’esprit le plus ordinaire. »
Ces propos tourmentèrent Saif-Baba. « Ainsi, j’aurais pu trouver depuis longtemps la Porte dont parle le Troisième Conseil si j’avais été en juste harmonie avec elle ?…
-Oui, dit le chien, en se joignant à la discussion. La porte s’est ouverte une bonne douzaine de fois au cours de ces dernières années mais tu ne l’as pas vue. Nous l’avons vue s’ouvrir mais puisque nous sommes des animaux, nous ne pouvions pas te le dire.
-Alors, comment se fait-il que maintenant vous le puissiez ?
-Tu peux comprendre notre langage parce que toi-même tu es devenu depuis peu plus humain. Mais il ne te reste plus qu’une chance car l’âge s’appesantit sur toi. »
Saif-Baba pensa tout d’abord : « C’est une hallucination ». Puis il se dit : « Ils n’ont pas le droit de me parler sur ce ton ; je suis leur maître et la source de leur subsistance. » Enfin quelque chose d’autre se mit en lui à penser : « S’ils se trompent, cela n’a aucune importance. Mais s’ils ont raison, c’est terrible pour moi. Je ne peux pas courir ce risque. »
Aussi attendit-il son heure. Les mois passèrent. Un jour, un derviche errant vint planter sa tente devant sa porte. Il se lia d’amitié avec les animaux et Saif décida de se confier à lui. « Eloigne-toi ! lança sèchement le derviche ; toutes ces considérations sur le Maître Ansari ne m’intéressent vraiment pas du tout, pas plus que tout ce que tu peux me raconter sur tes nuages et ta recherche et tes responsabilités envers les animaux et même ton anneau magique. Laisse-moi en paix ! Je sais ce dont tu devrais parler mais je ne sais pas de quoi tu parles. »
Saif-Baba, désespéré, appela l’Esprit de l’Anneau. Mais le Djinn se contenta de répondre : « Je ne vais pas te dire ce qui ne dois pas être dit. Je sais bien par contre que tu souffres de la maladie appelée « Préjugé Caché Permanent ». Ce préjugé régit tes pensées et entrave ta progression sur la voie. »
Saif-Baba s’en vint alors trouver le derviche qui était assis sur le pas de porte : Que dois-je faire, car je me sens responsable de mes animaux et quant à moi, je suis dans la confusion et je ne me sens plus guidé par les Trois Conseils ?
-Tu as parlé avec sincérité, dit le derviche. C’est un début. Confie-moi tes animaux et je te donnerai la réponse.
-Mais je ne te connais pas, tu m’en demandes trop ! protesta Saif-Baba. Comment peux-tu me demander une chose pareille ? J’ai du respect pour toi, mais il reste un doute dans mon esprit…
-Bien parlé, dit le derviche ! Tes paroles révèlent non pas le souci que tu as du bien-être de tes animaux mais ton propre manque de perception à mon égard. Si tu te fies à l’émotion ou à la logique pour me juger, je ne peux t’être d’aucun secours. Tu as toujours de la convoitise en un sens puisqu’aussi bien tu défends ton droit de propriété sur « tes » animaux. Va-t’en, aussi sûr que je m’appelle Darwaza ! »
Or « Darwaza » signifie porte. Cela donnait à réfléchir. Ce pouvait-il qu’il s’agisse de la « porte » prédite par son sheikh ? « Tu es peut-être la « Porte » que je cherche mais je n’en suis pas sûr, dit-il au derviche Darwaza.
-Déguerpis avec tes spéculations, lui cria le derviche ! Ne vois-tu pas que les deux premiers conseils s’adressaient à ta pensée et que le dernier ne peut être saisi que par ta perception ? »
Saif-Baba passa encore presque deux ans dans la confusion et l’anxiété. Et soudain, il vit la vérité. Il appela ses animaux et les renvoya avec ces mots : « Vous êtes libres à présent. C’est la fin. » Alors qu’il prononçait ces paroles, il vit que les animaux avaient désormais forme humaine et qu’ils étaient transformés. A côté de lui, se tenait Darwaza mais sa forme était maintenant celle du grand Khoja Ansar en personne. Sans dire un mot, Ansari ouvrit une porte qui élevait ses branches au bord du ruisseau et, comme il en franchissait le seuil, Saif-Baba découvrit un souterrain prodigieux où étaient écrites en lettres d’or les réponses aux questions sur la vie et la mort, la nature de la mort et la nature de l’homme, la connaissance et l’ignorance, qui toute sa vie l’avaient tourmenté.
« C’est l’attachement aux formes extérieures, dit la voix d’Ansari, qui t’a freiné pendant toutes ces années. En un sens, à cause de cet attachement, il est trop tard pour toi. Prends ici la seule part de sagesse qui te soit encore accessible. »
***
Cette histoire illustre, entre autres choses, un thème favori des Soufis : la Vérité « cherche à se manifester » dans l’humanité ; elle apparaît encore et encore à chaque homme sous des déguisements difficiles à pénétrer et qui, à première vue, peuvent n’avoir entre eux aucun rapport.
Seul le développement d’une « perception spéciale » permet à l’homme de suivre le cheminement de ce processus invisible.
In Idries Shah, Contes Derviches
Bon cheminement…
Alexandre Orfila